Article publié à l'origine sur lespritcritique.fr
“Stratagème 38 : Si on constate [...] qu’on ne pourra avoir raison [contre l’adversaire], on s’en prendra à sa personne par des attaques grossières et blessantes. L’attaque personnelle consiste à se détourner de l’objet du débat pour s’en prendre à la personne du débatteur”.
Il y a 200 ans déjà, Schopenhauer nous expliquait dans L’art d’avoir toujours raison qu’il suffisait de s’en prendre à son adversaire pour marquer des points faciles.
“Monsieur Schmoll, vous êtes X et Y, vous avez fait Z dans votre vie, on ne va quand même pas vous croire”. En pratique : “Monsieur Macron, vous n’avez vécu qu’entre les palais de la République et les banques, que connaissez-vous aux pauvres ? Votre réforme est faite pour les riches.”
Ça délégitime l’adversaire, démonétise ses idées, et c’est une technique redoutablement efficace quand on veut gagner un débat. Mais ça ne le fait absolument pas avancer.
J’en reviens à un questionnement que je vous invite à avoir souvent : vous voulez être plus intelligent.e.s ou vous voulez avoir raison ?
A notre sens, toutes les réforme en faveur des riches ne justifient pas de sacrifier notre intelligence à nous, qui est de discuter les faits et les idées plutôt que de remettre en cause le bonhomme d’en face.
En selle pour un peu d’esprit critique, regardons ensemble de plus près cet artifice oratoire qui abime notre intelligence.
Attaquer avec ses gros sabots
“Attaque” est un grand mot. Alors ça existe, mais ça reste souvent cantonné aux débats (et aux éditoriaux virulents qu’on peut ne pas lire).
Exemple parfait du débat de l’entre-deux-tours, avec Marine Le Pen qui s’attaque à Emmanuel Macron dès sa première phrase. C’est d’une brutalité incroyable. On lui demande quelle est sa vision, et elle commence par dire que l’adversaire est un banquier, un mondialiste, bref, quelqu’un à qui il ne faut pas faire confiance (Débat présidentiel de 2017 - Youtube).
Ce que fait là Marine Le Pen est très courant dans les débats sur les plateaux télés, où la discussion relève beaucoup plus du match de boxe que de la discussion éclairée qui essaie de faire réfléchir les gens. Mais cette technique qui consiste à s’en prendre à son adversaire plutôt qu’à ses idées est souvent plus douce, moins “gros sabots” que madame Le Pen.
Décrédibiliser n’est pas argumenter
Prenons un exemple beaucoup plus soft, avec cet article d’Atlantico à propos de la proposition du député Ruffin d’interdire certains vols intérieurs (Atlantico, juin 2019).
Contexte. Bref rappel de ce dont il s’agit (Le Parisien, juin 2019). En résumé, la proposition des députés Ruffin et Batho visait à interdire les vols qui ont un équivalent en train qui ne durerait pas plus de 2h30 de plus. En clair : on supprime les vols Paris-Bordeaux (2h en train), on garde les vols Paris-Toulouse (5h en train). Atlantico répond avec un “décryptage”.
Regardons un peu comment l’article s’y prend pour décrédibiliser plutôt que de discuter la proposition de Ruffin.
Commençons avec le titre.
Ça commence bien.
…“toutes les tentations autoritaires”. Le cadre est posé.
Continuons rapidement sur cette brève analyse sémantique. Un peu plus bas, on trouve “gentille petite dictature climatique”, puis “dirigisme ultra-autoritaire”, et on en passe.
Allons rapidement voir “autoritaire” dans le Larousse :
Pouvoir absolu, dictatorial.
En clair : on repeint François Ruffin en excité du bulbe, ennemi de la liberté et de la démocratie, qui veut imposer sa vision à tout le monde par la force. Je force à peine le trait, c’est dans le texte :
Je passe sur les éléments de l’article qui vont au delà de la tentative de décrédibilisation, et qui deviennent carrément de l’attaque. Quand l’auteure qualifie l’intervention de Ruffin de
on est arrivé au bout du débat d’idées.
Bon, arrêtons-nous là. Ce qui me frappe, à la lecture de ce “décryptage” d’Atlantico, ce qu’en 1500 mots tout de même...je n’ai rien appris. Il y a un demi paragraphe qui va sur le fond, mais le reste de l’article est une longue entreprise d’attaques, d’interprétations, d’imagination des motifs cachés du député Ruffin.
Il est frappant de voir combien l’énergie dépensée à décrédibiliser l’adversaire mène à une indigence de la pensée assez caractérisée.
L’argument qu’on aurait pu mettre en avant
Le drôle, dans l’histoire, c’est que l’auteure de ce papier est passée à deux doigts de l’enjeu qui aurait été intéressant de discuter :
La question de l’interdiction : voilà le seul enjeu intéressant sur cette question. Est-ce qu’on laisse le bon sens / la conscience individuelle de chacun faire, ou est-ce qu’on met une règle ? Là on aurait eu un point de désaccord philosophique intéressant, et une discussion qui aurait fait avancer le schmilblick.
Les uns auraient dit que l’intérêt général exige une règle commune à laquelle tout le monde se tient (Pour la vitesse sur les routes, on fait confiance au bon sens des gens ? Ou la règle est-elle nécessaire ? Est-ce qu’une limitation à 130 est une tentation autoritaire ?). Et d’autres auraient argué qu’on n’est pas sur le terrain de la sécurité, qu’il n’y a pas besoin d’interdire, et que des incitations peuvent suffire pour tirer le comportement des gens dans tel ou tel sens.
Et on aurait pu lire un titre comme “Non monsieur Ruffin, il ne faut pas interdire, il faut inciter !”
A la place, on a ça :
(et c'est là qu'on se rend compte qu'un titre aussi, il faut le passer au crible de l'esprit critique).
On a une pensée émue pour le débat intéressant qui n’aura pas eu lieu dans cet article.
Conclusion
Se priver d’une bonne idée ou d’une bonne discussion parce qu’on juge l’adversaire pas légitime est une porte très embêtante à ouvrir. Où est la limite ? Ce qui ouvre un débat connexe passionnant : faut-il / peut-on discuter avec tout le monde ?
A notre humble avis, quand vous voyez des attaques, des tentatives de décrédibilisation, bref, tout ce qui remet en cause la personne plutôt que ses idées, mettez votre esprit critique en alerte, et/ou passez votre chemin.
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